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Du cours naturel de l’Escaut, qui prend sa source dans le calme village de Gouy, dans l’Aisne, au pied d’une abbaye, il ne demeure pas grand-chose. Lorsqu’on évoque aujourd’hui ce fleuve, l’image qui s’impose est celle de cet autre Escaut : l’Escaut canalisé dès la sortie de Cambrai, l’Escaut large, aux berges bétonnées, qui remonte jusqu’à la frontière franco-belge, à Mortagne-du-Nord, et poursuit son chemin jusqu’à Gand et la mer du Nord.
Le fleuve a été le berceau de grands pôles urbains, entre la France et les Pays-Bas. Au début c’est l’artisanat qui s’y développe, le cuir, le tissu. Puis il est agrandi au XVIIIe siècle : une voie navigable artificielle est créée, les industries abondent. Grâce à l’Escaut, le nord de la France rayonne sur l’Europe frontalière.
À partir du Bassin rond – confluent entre l’Escaut et la Sensée – il reste encore aujourd’hui l’un des fleuves les plus empruntés de la région. Fabienne Chœur, autrefois employée du service de navigation Nord-Pas de Calais, désormais présidente de l’Association mémoire patrimoine et activités de la voie d’eau (Ampave), évoque le port de Denain, très actif, et de Saint-Saulve, qui a triplé son volume de marchandises en six ans.
L’Escaut devrait devenir d’autant plus incontournable avec la construction du canal Seine-Nord Europe, qui concrétisera la liaison Seine-Escaut. « C’est le futur, salue Fabienne Chœur. Une péniche de la taille de celles qui circulent sur l’Escaut remplace 300 camions », rappelle-t-elle. L’ancienne fonctionnaire n’est pas « naïve » pour autant : « On a conscience que cela nécessite d’aménager, de modifier le fleuve. Mais aujourd’hui, on analyse, on multiplie les études d’impact environnemental. Avant, on ne se posait pas de question, c’était béton, béton, béton. »
Du fait de la proximité d’industries et de terres agricoles, les débordements et autres soubresauts de l’Escaut sont peu tolérés. Il est dompté au fil des siècles, son lit est scindé, puis dégradé sous la pression des activités humaines. Les problèmes de pollution sont fréquents. Le dernier état des lieux du bassin Artois-Picardie, approuvé en 2019, note, par exemple, la présence persistante du pesticide isoproturon, retiré de la vente en 2017. « Cela est dû au brassage des sols après de fortes pluies », explique Audrey Lieval, directrice du Syndicat mixte Escaut et affluents, chargée de mission sur l’Escaut. Elle constate toutefois des efforts, et une qualité de l’eau qui tend à s’améliorer. Preuve en est, le castor, qui avait un temps déserté le fleuve, semble de retour.
À une poignée de kilomètres de la sortie de Cambrai, se trouve une petite commune de 3 000 âmes, au calme imperturbable : Escaudœuvres. Elle s’étend sur la rive droite du canal et gravite autour de l’immense sucrerie Tereos, anciennement sucrerie centrale de Cambrai. Installée sur les berges de l’Escaut depuis 1872, la sucrerie fermera bientôt ses portes, a annoncé Tereos en mars 2023. « Personne ne le dit clairement, mais c’est à cause de la catastrophe », souffle une source. Dans la nuit du 9 au 10 avril 2020, alors que la France est confinée, la digue de l’usine, qui retient les eaux de lavage de betterave, cède.
Près de 100 000 m3 de liquide se déversent dans l’Escaut. La pollution est organique : les bactéries se multiplient et privent le fleuve d’oxygène durant 36 heures. Les voisins belges sont les premiers à donner l’alerte, suivis par les Hollandais : des tonnes de poissons morts flottent à la surface de l’eau. « Cela a tué à peu près toute la vie piscicole de l’Escaut, voire toute la chaîne alimentaire », estime Audrey Lieval. « Depuis 20 ans que je suis ici, je n’avais jamais connu une aussi grosse pollution en eau douce », confirme, de son côté, Emmanuel Petit, président de la Fédération de pêche du Nord, qui s’est portée partie civile dans le procès contre Tereos.
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En janvier 2023, le géant sucrier est condamné à 500 000 euros d’amende et plus de 9 millions d’euros de dommages et intérêts. Tereos s’est également engagé à aménager des zones de restauration des écosystèmes.
D’après les dernières études flamandes, il faudrait, sans intervention humaine, au moins 20 ans pour que l’Escaut retrouve son niveau d’avant. « Nous avons perdu des générations entières de poissons et donc tout un patrimoine génétique. On ne peut pas rempoissonner n’importe comment, il faut recréer l’ensemble de la biodiversité nécessaire », rapporte Audrey Lieval, qui s’inquiète d’une « incessante course à l’échalote » pour acquérir des parcelles le long de l’Escaut et y installer des plateformes logistiques. L’entreprise de levures Lesaffre est, d’ailleurs, en train de construire une usine à Denain, au bord du fleuve. À la clé, 300 emplois : mais à quel prix ? « Il ne faut pas mettre dos à dos réindustrialisation et protection environnementale, estime Fabienne Chœur. Les deux peuvent cohabiter dans le respect des normes. »
En attendant, des associations écologistes envisagent de lancer des démarches pour donner une personnalité juridique à l’Escaut pour lui garantir une protection effective, comme cela a été fait en Inde et en Nouvelle-Zélande avec trois fleuves, dont le Gange.
Avant le scandale, le fatras industriel et le canal, il y a l’Escaut-rivière, que peu connaissent. « Lorsqu’on reçoit des personnes de Valenciennes ou de Tournai, qu’on leur montre notre Escaut à nous, ils n’en reviennent pas, car c’est une petite rivière », rit Diane Ducamp, du service d’art et d’histoire de la ville de Cambrai. Depuis la source, le « jeune Escaut » s’étend sur 30 kilomètres et traverse des petits villages, qui autrefois abritaient des moulins, comme Honnecourt, Noyelles ou Crèvecœur-sur-Escaut.
Proville, dernière commune où les berges de l’Escaut sont peu perturbées, constitue l’épicentre de la réserve naturelle régionale de l’Escaut-Rivière, classée aire protégée. « On propose des balades en canoë, c’est bucolique, vivant, très apprécié par les gens qui s’y essaient », raconte Diane Ducamp. Le patrimoine aussi, y est riche. On peut citer le Château de Selles, construit au nord-ouest de Cambrai « les pieds dans l’eau », ou la Tour des Arquets, à l’entrée de la ville. Des vestiges d’une période lointaine, durant laquelle on aimait conter qu’un jour, une jeune princesse qui s’était fait enlever par un bandit, fut sauvée par un esturgeon jailli des eaux de l’Escaut.
Du cours naturel de l’Escaut, qui prend sa source dans le petit village de Gouy, il demeure donc tout de même cela : de jolies balades en canoë et des histoires de princesses.
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Marion Lecas