Votre météo par ville
« Les tourbières sont des zones humides dans lesquelles on trouve une eau stagnante tout au long de l’année avec, idéalement, des niveaux d’eau qui fluctuent peu ». Inutile, donc, de préciser que mieux vaut être chaussé de bottes pour franchir la barrière conduisant à celles de Vred. Cette définition, c’est Mathilde Castelli, chargée de projet Life* pour le parc naturel régional (PNR) Scarpe-Escaut, qui l’énonce, équipée de jumelles, chargée de cartes et schémas en tous genres et chaussée, elle, de bottes.
Au gré des saisons, notre guide du jour se prête à admirer le paysage dont les formes et les couleurs changent vivement, lui offrant une collection de panoramas. Pour l’heure, quelques touches de bleu dans le ciel, du vert dans toutes ses déclinaisons végétales et des étendues d’eau qui alternent avec des apparitions de tourbe. « Ce temps humide est une aubaine pour les tourbières », glisse Vianney Fouquet, chargé de mission au Conservatoire botanique national de Bailleul. Lui aussi est de l’expédition qui traverse le pont de bois franchissant l’un des « fossés de ceinture », créés dans les années 1980. Il s’agissait alors d’éviter que les liquides s’écoulant de cette ancienne décharge, à peine renaturée, ne se déversent dans la tourbe.
Car sous nos pieds, se cache par endroits une véritable « poubelle à ciel ouvert », peste Mathilde Castelli, « malheureusement pas la seule de la région située au milieu de zones humides ! » Saisissant la sonde immergée, elle tempère en notant que les mesures ne semblent pas indiquer d’impact sur la qualité de l’eau. Depuis 2020, une dizaine de sondes réparties sur le site enregistrent toutes les 15 minutes le niveau et la température de l’eau notamment.
L’ancienne décharge, plus proprement appelée “le point haut”, accueillera bientôt un observatoire, pour « proposer une lecture paysagère », se réjouit la chargée de mission.
Fin 2021, des travaux ont redessiné le site, ôtant une série de « ligneux » afin de « remettre à zéro le milieu naturel », décrit Mathilde Castelli. Les arbres ainsi déracinés ont permis d’abaisser le niveau topographique, suscitant parallèlement quelques interrogations chez les riverains. L’ouverture des barrières et des visites guidées ont permis d’expliquer les opérations.
Les arbres captent le carbone, certes, mais pas autant que la tourbe qui la retient profondément dans ses filets. « On dit qu’un hectare de tourbière en bon état stocke autant de carbone que dix hectares de forêt tempérée, compare la spécialiste. À l’échelle mondiale, 3 % des terres émergées sont occupées par les tourbières et stockent un tiers du carbone dans le sol. » La minéralisation des tourbières, lorsque celles-ci se détériorent, relâche du carbone. D’où l’intérêt de les préserver, comprend-on. D’autant que les tourbières « se dégradent très vite mais, comme les haies, sont très longues à se former », appuie Vianney Fouquet.
En effet, la tourbe se fabrique lentement, très lentement. Par manque d’oxygénation du sol, les micro-organismes ne parviennent pas à décomposer la matière organique du sol et la tourbe s’accumule, « à hauteur de 0,5 à 1 millimètre par an en cas de bon état écologique de fonctionnement », détaille la guide. À Vred, la tourbe atteint les deux mètres au plus profond, tandis que celle de la vallée de la Somme – qui concentre la majeure partie de la tourbe régionale – plonge à huit mètres. Le fruit de plusieurs siècles de patience…
« Le gros enjeu est de préserver les milieux tourbeux non boisés, très rares à l’échelle régionale voire européenne », reprend Mathilde Castelli. C’est donc ce qu’ont fait les engins qui ont libéré la zone de ses trop nombreux ligneux qui empêchaient au “milieu naturel” de s’épanouir il y a deux ans et demi. En grattant la surface pour retrouver la banque de semences des végétations passées et abaisser le niveau topographique, l’étrépage a également offert une véritable cure de jouvence. Quelques mois après les premiers travaux, le retour de la flore est perceptible à vue d’œil. « Les libellules vont adorer le milieu créé », avance la spécialiste, « impressionnée par la résilience du site ».
« On dit qu’un hectare de tourbière en bon état stocke autant de carbone que dix hectares de forêt tempérée. À l’échelle mondiale, 3 % des terres émergées sont occupées par les tourbières et stockent un tiers du carbone dans le sol. »
À quelques pas de là, des filets balaient les hautes herbes, en quête de syrphes et de coccinelles. Les entomologistes inspectent le site, à l’affût de la moindre trace d’insecte. C’est aussi ce que fait l’utriculaire commune, cette plante carnivore aquatique à fleur jaune qui dévore les mollusques et les insectes et apprécie le niveau d’eau actuel.
Mais la véritable espèce phare des tourbières, c’est la grenouille des champs. Elle n’existe qu’en quatre endroits en France, dont deux dans le Nord-Pas-de-Calais : Vred et Marchiennes. « On la suit chaque année, signale Mathilde Castelli. Les années sèches l’impactent très fortement. » Pour estimer sa population, il faut s’armer de patience et repérer les mâles chanteurs qui donnent de la voix à la recherche de l’amour dès la fin mars pour 10 à 30 jours. Puis, la grenouille se fait discrète et se fond dans le décor pour couler des jours heureux. À Vred, il en resterait quelques dizaines, pas davantage.
Outre le gîte de l’amphibien chanteur, Vred et Marchiennes ont un autre point commun : elles sont les deux dernières tourbières alcalines du Nord-Pas-de-Calais. La première est classée réserve naturelle régionale, la seconde réserve naturelle nationale, ce qui lui confère un statut de protection plus fort avec un budget plus conséquent. C’est l’origine de l’eau qui détermine le pH (potentiel hydrogène, ndlr). Ici, la tourbière est alimentée en partie par la nappe souterraine des sables, par les eaux de ruissellement et les eaux pluviales, et coche un pH alcalin. À l’inverse, les tourbières d’altitude sont acides.
Lire aussi : Les terrils, éloge du cosmopolitisme (5/9)
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la tourbe était utilisée comme combustible. La découverte du charbon et son pouvoir calorifique bien supérieur la font passer au second plan. Sur ce secteur, « l’exploitation de la tourbe est toujours restée à un niveau familial, contrairement aux tourbières industrielles des pays nordiques, encore en fonctionnement aujourd’hui », raconte Mathilde Castelli. On la trouve toujours dans certains sacs de terreau, originaires d’Europe de l’Est. Une aberration selon notre guide, qui invite à vérifier la composition du terreau pour protéger cette « matière naturelle non renouvelable », dixit l’Office français de la biodiversité.
Quelques bouses de vaches s’étalent, ici et là. Des rouges flamandes, à coup sûr. Et aussi parce que la guide nous a parlé, au début de la visite, du troupeau de sept bovins qui pâturent gaiement sur le site. Cette race rustique supporte d’avoir les pattes dans l’eau, un impondérable quand on broute en zone humide. Sur leur fiche de poste, figurent plusieurs missions à remplir quotidiennement : manger, évidemment, piétiner les bords de mare, s’attaquer aux ligneux.
Lire aussi : La Lys et sa vallée alluviale (3/9)
On retrouve les vaches à l’abri des arbres, à l’œuvre. Leur éleveur, Sébastien Fontenier, veille sur des charolaises, chez lui, à Bouvignies. Passionné par la race rustique, il a ajouté ces sept rouges flamandes à son troupeau et les emmène pâturer ici, à Vred, de mai à octobre.
En tant que zone humide, la tourbière apprécie peu les périodes de sécheresse, comme ce fut le cas en 2022. Cette année-là, Mathilde Castelli a débusqué des taupinières sur le “point haut”. Mais la sécheresse ne caractérise pas le moins du monde 2024 dans le Nord-Pas-de-Calais. Ceux qui oseraient s’aventurer dans les tourbières chaussés de baskets, par exemple, pourraient bien se retrouver de l’eau boueuse jusqu’aux mollets…
Un peu plus loin, une hutte de chasse trône le long d’une étendue d’eau. « C’est la plus ancienne immatriculée du Nord-Pas-de-Calais », nous apprend Mathilde Castelli. Chasser le gibier d’eau dans une réserve naturelle, est-ce bien judicieux ? « On essaie de trouver des compromis », relativise la chargée de mission.
Dans les roseaux, ça remue tout à coup. Peut-être est-ce l’évocation du mot « chasse » qui pousse ce chevreuil à évacuer les lieux ? Un dernier regard vers nous et il disparaît dans l’un des recoins encore boisé du site. Une grande aigrette s’envole, agitant bruyamment ses longues ailes blanches. Un couple de busards des roseaux lézarde. Le spectacle est savamment orchestré…
© Louise Tesse