Elles ont entre 35 et 40 ans avec, selon les cas, 20 à 40 ans de carnaval derrière elles. Stéphanie, Sarah, Laïla, Chloé et Marie-Christine, aka Kiki, mais encore Guittou, Laëtitia, Marion et Marie sont Dunkerquoises, et (ou donc ?) carnavaleuses.
Il y a celle qui est tombée dedans avant même de naître, Chloé, dont le grand-père était sociétaire du bal des gigolos-gigolettes (l’une des associations philanthropiques du carnaval). « Il a toujours fait des trucs de dingue avec ses copains, des costumes, des décors : il s’amusait beaucoup. Ensuite, j’ai longtemps fait carna avec ma mère, que j’ai quittée pour les morues », lâche-t-elle. Les morues, ce sont ses copines de tous les jours (et de toutes les nuits), qui deviennent sa bande de carnaval pendant « la saison », de la mi-janvier à la fin avril, on est du genre généreux à Dunkerque.
Il y a celles qui ont découvert le carnaval un peu après, parce que pas du tout issues d’une famille de carnavaleux : Sarah et Laïla, les frangines, qui ont vite rattrapé leur retard en commençant par les bals enfantins et en enchaînant avec les bals de grands au lycée. « Le carnaval, soit tu l’adores, soit tu ne l’aimes pas du tout : il n’y a pas de demi-mesure », prévient Laïla dont on n’aura pas besoin de préciser le camp. « Ce qui est beau, c’est l’esprit : tout le monde au même niveau. Tu ne sais pas qui est qui et qui que tu sois, tu feras la queue ; qui que tu sois, tu boiras ta bière dans un gobelet », apprécie Sarah. « Et tu feras pipi dehors, comme tout le monde », complète la frangine.
Il y a encore les autres qui, parties un temps, « peut-être parce que pas assez carnavaleuse pour se sentir retenue à Dunkerque comme d’autres », analyse Stéphanie, sont revenues et se greffent sans trop se forcer à la joyeuse fête. Elle, « aime être avec les copines et pouvoir lâcher prise ». Parce que c’est ça avant tout carnaval : « C’est comme si l’équipe de France gagnait tous les jours », formule Laïla pour illustrer la joie d’être tous ensemble, sans barrières sociales ou culturelles. Une bienveillance aussi, qu’elles ont toujours goûtée, tout chahut qui soit.
Elles reconnaissent la dimension très masculine du carnaval de Dunkerque, historiquement destiné à célébrer la vie avant d’aller la risquer lors des campagnes de pêche à Islande, comme on dit, partis pour six mois au large de Terre-Neuve pêcher la morue.
Revenons aux nôtres, de morues justement qui, après des années à se chercher, ont finalement trouvé leur identité carnavalesque il y a trois ans : finies les robes rétro-sexy, elles enfilent désormais marinières et cirées de marin. « On a opté pour un costume plus typique, on a fait floquer nos cirés à notre logo et on s’est promis de faire une chanson l’année d’après », retrace Laïla. Pas accessoire cette nouvelle identité parce que, pense-t-elle, en adoptant des codes plus traditionnels, elles ont probablement gagné en légitimité et ont pu grimper sur scène l’an dernier au milieu des Prout et autres chanteurs de carnaval.
Parce que chanter, à carnaval, ça va de soi. Carnaval, ça commence par de la musique. Le son des fifres et des tambours qui fait fourmiller les corps avant les esprits, qui réveille physiquement l’envie d’entrer dans la bande. La bande, c’est le défilé dans les rues, une bande par ville ou par quartier. Dunkerque a notamment vibré pendant les Trois joyeuses le week-end dernier – la bande de Dunkerque dimanche, suivie de celle de la Citadelle lundi et de celle de Rosendaël mardi – et n’a pas encore nettoyé toutes ses plumes que s’annonce déjà la bande de Malo dimanche 9 mars.
Le carnaval, ça commence par de la musique. Le son des fifres et des tambours qui fait fourmiller les corps avant les esprits.
Dans la bande on marche et on rigole, mais on chante surtout. Des chants traditionnels, des hommages parfois poignants à Jean Bart, le héros de la ville, ou à Cô-Pinard, l’un des plus fameux tambours-majors de la ville. Des chants plus ou moins (très) grivois, toujours imagés et dans lesquelles les femmes n’ont pas souvent le beau rôle.
Nos morues donc, ont écrit leur propre chanson il y a deux ans, comme elles se l’étaient promis. « C’eeeest les morues dans la bande… ». Une chanson qui les annonce et les présente, leur hymne en quelque sorte. « On la chante partout où on va quand on est ensemble. Exactement comme les Walt Disney commencent par une chanson de présentation des personnages », compare Laïla. Les Schroumpfettes, l’autre bande de filles, ont, elles aussi, leur chanson, et c’est en faisant chapelle ensemble (quand on se retrouve chez l’une ou l’autre pour commencer la fête avant de rejoindre la bande) qu’elles se sont retrouvées à faire un battle de chansons de carnaval. « Puis on s’est piqué nos couleurs de maquillage, et on a fait les cons pendant toute la saison de carnaval. Qu’est-ce qu’on a ri ! Ça a été notre plus belle histoire d’amour », déclare Chloé à ses copines.
Et au beau milieu de cette saison carnavalesque 2024, un tournant. Le Kiekeun Reusche, festival de chansons de carnaval, célèbre ses 25 ans à Coudekerque-Branche. Nous sommes le 16 février, Morues et Schtroumpfettes ont dégoté des entrées. Elles y retrouvent tous les ingrédients de ce qu’elles aiment dans cette fête, la joie d’être ensemble et la dérision, mais elles ne s’y retrouvent pas, elles. « Nous sommes très nombreuses à faire carnaval, et sur scène pas une fille ! » Fallait-il que les hommes laissent de la place aux femmes ? « Non, il fallait qu’on la prenne », dit Chloé.
Et de fait, il leur sera plutôt facile de convaincre les organisateurs, au masculin, de leur laisser une tribune. Là comme ailleurs, les femmes s’autocensurent aussi. « C’est fou à quel point ça nous avait paru une montagne et à quel point ça a été facile », s’étonne encore Chloé. « On n’a pas changé notre façon d’être ni de penser mais là on avait les codes, avec notre costume de marin. Je suis persuadée que si on avait gardé nos robes ça ne serait pas passé », analyse Laïla qui se défend, comme ses copines, d’être une militante féministe : « Je n’irais pas crier Femen, par contre s’il y a le moindre problème avec une gonzesse dans la rue, on est là ! », prévient-elle.
Avec le soutien d’Alex et Michel, chansonniers, pour la première fois de l’histoire de l’humanité (carrément), un groupe de filles montera sur scène trois semaines plus tard. C’était au bal des 51, à Leffrinckoucke, au milieu des groupes les plus célèbres du carnaval : Les Prout, Les vieux d’la vieille ou Rebois un coup t’auras moins soif, ça donne le ton. « 30 à 40 bonshommes sur scène, et nous au milieu », ont kiffé nos morues.
Dans le petit groupe, quatre filles sur cinq ont été élevées par des mères célibataires. Elles sont toutes indépendantes et ne ratent jamais rien du carnaval pendant que leurs hommes restent à la maison. Chez ces filles, on ne milite pas pour le féminisme, on le pratique. Et si Laïla a fait la pub de leur passage sur scène auprès de toutes les filles qu’elle croisait dans la bande en amont du concert, « c’était pour avoir du soutien, parce qu’on ne savait pas comment on serait reçues ». Et de fait, les retours ont tous été positifs, « de la part des hommes surtout », ont-elles observé.
Devant 2 000 personnes, celles qui ne sont ni chanteuses ni musiciennes ont assuré l’ambiance. « Leeeees femmmes à carna, dooooonnent de la voix, tu les entendras chanter comme ça pendant des mois… » (sur l’air des Amants de Saint-Jean). « On a chanté nos chansons à minuit et le lendemain midi, à la bande de Bergues, un mec me la chante », raconte Sarah encore surprise.
Le projet n’était ni de jouer les porte-étendards ni de jouer les stars, « c’était de délirer » entre elles. Mais voilà, parce qu’inédite, leur démarche a marqué les esprits. Pile dans l’esprit carnaval : faire des choses sérieuses avec la plus grande folie possible. Un pas grand-chose qui participe à rendre visibles les femmes dans le carnaval de Dunkerque, et on ne parle pas des armoires barbues de 2 mètres en résilles et fourrures.
Justine Demade Pellorce
Lisez aussi l’interview d’Audrey Coudevylle, spécialiste de la voix des femmes en chanson, sur le carnaval et l’évolution de la place des femmes.
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par Justine Demade Pellorce
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