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Jean-Paul Dambrine reçoit dans son restaurant à Liévin, l’Auberge liévinoise, qui sert plus d’une centaine de couverts chaque service. Sur les murs des couloirs, des clichés de lui, posant avec une ribambelle de personnages médiatiques : Jean-Luc Reichmann, Dany Boon, Stéphane Plaza, Élie Semoun… Le Nordiste a trouvé sa pose fétiche, immuable au fil des photos : un pouce levé, un sourire large et une casquette Sensas, du nom de ses friteries, vissée sur la tête. “Ça a été très dur pour moi d’apprendre à sourire devant l’appareil”, confie le restaurateur. Mais il n’a pas eu le choix : il ne peut pas faire un pas, à Lens, sans être pris en photo. “Il faut voir comme les gens l’interpellent tout le temps !” insiste sa belle-sœur, Séverine, de passage à l’Auberge liévinoise.
Jean-Paul Dambrine nourrit les supporters lensois (de frites, bien sûr) depuis 1976. Chaque soir de match, les fans du RC Lens entonnent un chant en son honneur. Il en est fier, oui, mais préfère rester modeste. “Toute mon histoire, ça a été une bonne partie de coïncidences et de chances”, entame-t-il. Bon conteur, les souvenirs frais comme si c’était hier, Jean-Paul Dambrine, 75 ans depuis peu, raconte. Il naît un 9 septembre à Neuville-Saint-Vaast, dans le Pas-de-Calais. Fils de mineurs parmi des tcho’ d’agriculteurs. “Eux recevaient des vélos, des mobylettes ou des voitures à leurs anniversaires”, se rappelle le septuagénaire. À lui, son père dit : “Tu veux un vélo ? R’monte tes manches.”
Il travaille dans les fermes du coin, en parallèle de l’école, dont il sort à 14 ans, certificat d’études en poche. “Mais je n’étais pas souvent dans les classes, nuance Jean-Paul Dambrine. Je m’occupais du chauffage, je faisais le jardin du directeur…” En lui serrant la main, on l’a sentie, la poigne des gens manuels, la corne sur les doigts. Après l’école, son père l’envoie à Saint-Laurent-Blangy (62), près d’Arras, faire de la mécanique de précision dans un garage. Il passe son CAP et se marie à 19 ans tout pile.
Un dimanche, alors qu’il est en quartier libre durant son service militaire, Jean-Paul Dambrine se rend à la ducasse d’Arras. Pris d’une soudaine envie de frites, il s’arrête devant une baraque et commande un cornet. Il attend. Dix minutes. Quinze minutes. Une demi-heure. “Quel plat de nouilles c’était, le cuistot à l’intérieur”, s’écrit-il, l’émotion encore intacte aujourd’hui. Il assure à son épouse qu’il ferait mieux lui-même. “T’as qu’à le faire alors”, répond-elle du tac au tac. Et c’est aussi simplement, la faim mêlée à l’ego, que Jean-Paul Dambrine est devenu Jean-Paul Dambrine, l’icône de la frite nordiste.
En parallèle de ses heures au garage, il achète une remorque à 3 600 francs, qu’il retape assez facilement. Il sert ses premières frites le 30 avril 1969, au bal du muguet d’Ablain-Saint-Nazaire (62). “À l’époque, parmi le peu de marchands de frites qu’il y avait, beaucoup servaient avec des pulls jusqu’aux genoux et des mégots à la bouche”, décrit Jean-Paul Dambrine. Lui, son épouse, leurs blouses blanches et leurs looks de professionnels détonnent : “On a ramassé tout le marché.”
Fort de son succès, il possédera jusqu’à onze camions en 1976. Puis il acquiert son premier magasin en dur à Lens, en 1981, qu’il revendra 26 ans plus tard, en 2007. Son beau-père, sa belle-mère, son frère, son épouse, son beau-fils et même sa petite-fille : toute la famille passe derrière les friteuses. Il possède aujourd’hui cinq sociétés, embauche 50 salariés et 80 vacataires, et sort plus de 100 tonnes de frites annuelles.
Le groupe Sensas, c’est une affaire qui tourne, admet Jean-Paul Dambrine, “mais je ne suis pas riche comme certains le disent, nuance-t-il. On m’appelle le milliardaire de la frite, c’est faux, les gens n’ont pas conscience de ce que c’est, un milliard !” Lui a l’âme d’un bosseur : il n’a jamais délégué, n’a jamais pris de vacances, il n’a même jamais vu un match à Bollaert, trop occupé à y servir des frites tous les soirs. Il y a peu, le président du RC Lens l’a invité en corbeille un dimanche soir, peut-être qu’il ira, quand même. La restauration événementielle nécessite d’être au boulot jour et nuit. Il y a le travail préparatoire, le service puis le nettoyage. “Et encore, avant j’écumais les fermes, j’y ramassais des patates, je rentrais à la maison, j’épluchais à la main, je découpais à la main”, explique le patron, qui désormais se fournit auprès de l’entreprise de frites fraîches épluchées et découpées Pom’Lorette (SARL Savary).
Du haut de ses 75 ans, il continue de s’agiter en cuisine. Sa chance, assume-t-il, c’est d’avoir la santé : “Je ne bois pas, je ne fume pas. Bon, je mange bien par contre, dit-il en se touchant le ventre. J’adore faire des frites. Je suis en contact avec les jeunes, je rigole, je blague. C’est un métier passionnant : vous travaillez quand les gens sont de sortie, quand ils rient.” Le bonhomme a une bonne humeur communicative. “Y’en a plus, des patrons comme lui”, assure sa belle-sœur, qui le rejoint derrière la friteuse de temps en temps, “pour se détendre”.
Consécration pour le patron des établissements Sensas : il présidera le jury du premier championnat mondial de la frite, ce samedi 7 octobre à Arras. Il promet d’être un juge sévère, mais juste et passionné surtout – “Je vous parle là, mais j’entends mes frites qui précuisent et qui m’appellent”, lance-t-il au milieu de l’interview. D’après ses critères, une bonne frite est une frite tendre à l’intérieur et dorée à l’extérieur. “Il ne faut pas vouloir aller plus vite que la musique et bien prendre le temps de précuire”, enjoint-il, ajoutant qu’on fait des frites “avec des pommes de terre grosses comme des œufs d’autruche, pas comme des œufs de pigeon”. À Arras, il exposera aussi la friterie “Momo”, qu’il a conçue spécialement pour le film “Bienvenue chez les Ch’tis”, un succès, là aussi, pur produit du Nord.
Marion Lecas
Lisez aussi notre article sur la candidature du lycée Savary d’Arras, en lice pour les meilleures frites du monde.
Retrouvez l’intégralité du programme du championnat international de la frite ici.