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Les moules n’ont pas toujours été liées à la braderie de Lille où l’on consommait historiquement de la volaille (le mot braderie viendrait d’ailleurs du flamand “braden”, qui signifie “viandes rôties”, lire aussi notre article sur l’histoire page 38). Des épidémies touchant les volatiles auraient favorisé la consommation de moules, bon marché, alors en provenance de Zélande, une province maritime des Pays-Bas. Aujourd’hui indissociables de la plus grande braderie du monde, les moules frites garnissent les assiettes, embaument les terrasses et finissent en tas sur les trottoirs, façon terrils marins.
Pour l’accompagnement, une frite sans aucun doute. Le doute subsiste sur ses origines. Sur le site de la Ville de Lille, on apprend d’ailleurs que « pour les Belges, qui lui ont même consacré un musée à Bruges, la frite serait née à Namur au XVIIe siècle lors d’un hiver rigoureux. Le gel de la Meuse rendant impossible la pêche de poissons destinés à la friture, les habitants auraient découpé à la place des pommes de terre en forme de poissons. Côté français, la “pomme frite Pont Neuf” aurait été inventée par des marchands ambulants à Paris au lendemain de la Révolution de 1789. Cette origine française et marchande de la frite est l’hypothèse la plus plausible, selon Pierre Leclercq, historien de la gastronomie et belge de surcroît. »
Chaque année donc, braderie rime avec moules frites et si bon nombre des visiteurs viennent d’ailleurs (2,5 millions de personnes attendues), d’où proviennent les matières premières de ce plat iconique ? Quel impact pour l’écosystème local ?
Un impact nul ou presque, pour Philippe Quinault. Le patron de l’Épaulard pêche des moules de Dunkerque qui ne peuvent faire le poids face aux Hollandaises qui « squattent la braderie », formule-t-il. « Pour nous, qui pratiquons la pêche de filière, la saison se termine traditionnellement autour de la fin août et, si cette année nous pourrons fournir des moules jusque mi-septembre en raison de la mauvaise météo estivale et d’une consommation plus faible, ce n’est pas toujours le cas. Nous ne pouvons pas nous engager sur cette date et les restaurateurs travaillent essentiellement la moule de Hollande », décrypte le pêcheur en chef. En charge de la commercialisation de sa production, Pierre Pilas confirme : « La moule de Hollande c’est 98 % des moules consommées à la braderie via les distributeurs comme Métro ou Promocash. Une organisation qui tourne comme ça depuis des décennies », observe le dirigeant de Goéland marée, à Cappelle-la-Grande. Pour le mareyeur, grossiste en produits de la mer et producteur de poissons fumés, mis à part quelques habitués comme Florent Ladeyn pour ses adresses lilloises (le Bierbuik ou le Bloempot) qui se fournissent en moules locales, le stock en mer des Hollandais est un atout qui ratisse le marché. Il faut toutefois préciser que les premiers producteurs de moules au monde en affinent une grande partie, qui a poussé ailleurs en Europe (Irlande, Danemark…) et qu’ils se contentent ensuite de les conditionner et commercialiser par calibres.
À Dunkerque, où l’on pratique la pêche de filière, on produit moins et on préfère, surtout, gérer la production (un peu sur un système de rotations) et la commercialisation afin de pouvoir alimenter le marché tout au long de l’année. « Et prioriser les habitués. Finalement, pour nous, la braderie de Lille est une variable d’ajustement où nous fournirons cette année 30 à 40 tonnes de moules sur un total annuel de 150 à 200 tonnes. Et si la production ne le permet pas, alors nous choisissons de fournir moins sur ce week-end. L’an dernier, par exemple, les variables de productions ne nous avaient pas permis de fournir davantage de moules à nos clients que sur un week-end classique. »
Quelle est, finalement, la différence entre les moules de fond et les plus locales moules de bouchot ou de filière ? La moule de Hollande est une moule de fond qui pousse sur les bancs de sable, plus éloignés de la lumière donc plus lentement (trois ans contre un an pour les moules de bouchot). La production, très développée, se fait à la manière de rotations qui permettent d’avoir des moules en quantité à la demande avec une bonne part d’affinage de moules produites ailleurs en Europe. Voilà l’une des premières raisons de la mainmise hollandaise.
Autre argument : le prix. « C’est 1,80 euro le kilo pour les hollandaises contre 3,50 euros le kilo pour les moules de bouchot en provenance d’Oye-Plage », compare Antoine Luna. Pas de quoi décourager le chef de cuisine du Verlaine, restaurant du boulevard Jean-Baptiste-Lebas à Lille. Dans le cœur battant de la braderie, l’établissement choisit de ne pas balayer ses principes pour un week-end.
Ici, on favorise autant que possible les produits locaux, et bio quand on peut. On fait maison, avec des produits « meilleurs et plus éthiques », résume le cuisinier. Pas question de céder aux sirènes de l’événement lors duquel il est finalement facile « de vendre n’importe quoi », observe-t-il. « Car nos habitués ne comprendraient pas qu’on décide d’oublier nos engagements », croit savoir Antoine Luna qui concède : « Nos moules sont locales : d’Oye-Plage cette année, du Crotoy l’an dernier. Des moules plus petites mais aussi plus charnues, plus orangées et au goût plus fin. Côté sauce, une à la tomme de Bailleul affinée à la bière et l’autre au bouillon thaï, à base de coco et citronnelle. Pour les frites, nous les faisions 100 % maison jusqu’à l’an dernier, mais l’épluchage et la découpe mobilisait deux personnes à temps plein sur le week-end : chronophage et pas super épanouissant la corvée de patates : nous passons cette année aux frites fraîches locales. Avec une mayo maison tout de même ! » Au total, 1,2 tonne de moules viendra régaler quelque 1 200 gourmands qui paieront 16 euros leur moules frites, à peine plus cher qu’ailleurs sans oublier les entrées et desserts maison.
Que représente la braderie pour les restaurateurs ? « Ça représente gros », se contente de commenter une interlocutrice de l’Umih, l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie qui n’aime pas trop parler d’argent. Du côté des fournisseurs, c’est fois dix pour les moules ou les frites fraîches. « Sans oublier le céleri vert branche issu du Nord mais surtout de Belgique, indispensable pour cuisiner les moules et dont le volume vendu à Euralimentaire (le marché de gros de l’agglomération lilloise, ndlr) est multiplié jusque 10 en période de braderie pour atteindre 30 à 40 tonnes sans oublier les oignons, les échalotes… », explique Yves Mustel, le président des grossistes d’Euralimentaire.
Implanté sur le marché de gros, le grossiste en fruits et légumes Les jardins du moulin confirme : « Alors que nous vendons 1 à 1,5 tonne de frites fraîches par jour habituellement, nous en sommes à 6 tonnes de frites fraîches crues et 6 tonnes de frites fraîches précuites pour le week-end de la braderie à trois jours de la clôture des commandes », détaille Olivier Decock. Le dirigeant, qui se fournit auprès du transformateur lui aussi implanté à Euralimentaire Fraîche Découpe, évoque une origine des pommes de terre « locale en ce moment » pour les frites crues. Pour les frites précuites, c’est en Belgique qu’il se fournit, auprès de l’entreprise Lutosa, « la seule à proposer ce type de produits », dit-il avant d’évoquer un autre gros morceau de la braderie : le mélange moules 4e gamme, c’est-à-dire du tout prêt, cru, épluché et emballé sous atmosphère contrôlée. Un mélange de céleri, oignons, persil avec ou sans carottes dont le grossiste devrait écouler 5 à 6 tonnes en vue de la braderie de Lille.
Et s’il se refuse à faire le bilan à quelques jours du week-end, « car entre ceux qui se réveillent au dernier moment et l’inconnue météo, ça bougera encore », il sait déjà que les prix ont augmenté de 20 % pour le mélange moules à 40 % parfois pour les frites précuites. Une hausse qui devrait se répercuter sur l’assiette des bradeux qui, emportés par la foule qui nous traîne et nous entraîne, ne devraient pas s’arrêter à l’addition, pas plus qu’à l’origine des produits mais bien, soyons pragmatiques, à une place en terrasse, quelle qu’elle soit.
Justine Demade Pellorce
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