Votre météo par ville
« Ce qui m’a décidé à faire de la prévention, c’est le décès de Philippe », entame Benoît Vidor, avec une visible émotion. Lui est agriculteur à Menneville (62). Philippe, c’était un collègue du coin. C’était un ami, aussi. Deux mois avant sa disparition, il l’avait d’ailleurs appelé pour lui souhaiter un bon anniversaire. Il y a quelques années, Philippe s’est fait percuter par un engin, alors qu’il aidait sur un champ voisin.
Depuis Philippe, les drames se sont enchaînés. Il y a eu, fin mai, cet ouvrier agricole écrasé par une roue de tracteur près de Bapaume (62). Cet agriculteur d’Houtkerque (59), qui a subi un sort similaire à la fin avril. Ou cet autre, tué en décembre dans l’Ain, par la chute de barrières d’une bétaillère. D’après les chiffres du Ministère du Travail, en 2019, 27 travailleurs de la filière ont trouvé la mort. 15 306 accidents ont été recensés, auxquels s’ajoutent 1 908 accidents graves. Rapportés au milliard d’heures rémunérées, les accidents graves sont presque deux fois plus fréquents en agriculture que dans le BTP. « Le bâtiment a beaucoup progressé en termes de prévention et de sécurisation des sites. Nous devons suivre la même voie », insiste Thierry Petit, conseiller en prévention des risques professionnels au sein de la MSA.
Depuis 2002 déjà, tout exploitant agricole recevant des travailleurs ou de l’aide quelle qu’elle soit doit réaliser, et mettre à jour, un document unique d’évaluation des risques professionnels, sous peine de sanctions (lire p.18).
Parmi les causes de mortalité les plus répandues, le risque machinisme se place en deuxième position. Happement, cisaillement, écrasement : il est responsable d’un accident sur cinq. La période de moisson est particulièrement redoutée : les agriculteurs, fatigués par l’ampleur de la tâche et assommés par la chaleur, peuvent perdre en vigilance. « On note beaucoup d’accidents avec des récolteuses qui sont de gros engins. Aussi, la maintenance et l’entretien du matériel, une intervention en cas de bourrage par exemple, peuvent vite tourner au drame », illustre Thierry Petit. Une sensibilisation aux bonnes pratiques apparaît essentielle : l’arrêt du moteur en cas d’intervention, la mise en sécurité des machines ou la conduite à tenir en cas d’incident, sont des clés afin de prévenir ce risque.
Première cause d’accident mortel sur machine, le renversement de tracteur est souvent dû à des opérations fragilisant la stabilité de l’engin, à l’instar du transport de charges lourdes, de travaux en pente, de l’usage d’un chargeur frontal ou de tracteurs trop étroits.
« Il est nécessaire d’agir sur le matériel », recommande Thierry Petit. Les consignes : préférer un tracteur à 4 roues motrices pour certains travaux, optimiser le lestage de l’engin, choisir la voie la plus large possible. Et surtout, soigner sa conduite. Les agriculteurs, comme les autres usagers de la route, circulent de plus en plus vite « et les conduites sont addictives », regrette Thierry Petit qui, plus que l’alcool, cible l’utilisation du téléphone au volant, fléau pour les conducteurs. « Nous faisons aussi campagne pour le port de la ceinture de sécurité sur les tracteurs, mais elle reste complètement délaissée », souligne par ailleurs le conseiller de la MSA. Un crash test réalisé en 2020 avait pourtant prouvé qu’un choc frontal à 30 kilomètres par heure pouvait être fatal pour un conducteur non-attaché, qui se retrouvait alors violemment projeté sur la colonne de direction.
D’autres risques sont inhérents à l’environnement du travail agricole. La proximité de lignes à hautes tensions pour certaines activités agricoles peut notamment s’avérer problématique. RTE, Enedis et la MSA ont noué un partenariat depuis 2004, après des cas d’électrocution. Les matinées de prévention sont fréquentes, comme celle du 15 juin dernier à Dainville (62). « À chaque fois que vous passez sous un ouvrage aérien, soyez très vigilant, rappelle ainsi l’agent d’Enedis aux agriculteurs présents. Ne stockez pas sous les lignes, ne rehaussez pas les terrains et évitez de circuler avec des engins de grande hauteur. » Pour s’assurer que les consignes soient relayées localement, un réseau de « sentinelles » a été déployé par la MSA. Des volontaires de la chambre locale, baptisés « Sentin’élec », font le tour des exploitations du coin pour y repérer les situations dangereuses et les ouvrages défectueux. Ils les prennent ensuite en photo, en notent les coordonnées et font remonter le tout à la MSA, qui elle-même transmet à RTE ou Enedis. Benoît Vidor, cité plus haut, fait partie de ce dispositif. Il sort son téléphone et montre le cliché d’une ensileuse, dont la goulotte frôle une ligne aérienne. « Je devrais le signaler. Mais les agriculteurs sont parfois réticents. Ils craignent qu’on leur interdise de récolter ensuite », rapporte le Mennevillois. « Au contraire, tout le but est qu’ils puissent récolter en sécurité », rétorque Thierry Petit.
Impossible, aussi, de négliger le risque incendie. Rien que du 16 au 26 juin, 66 départs de feu ont été comptabilisés dans les champs des Hauts-de-France. « Et il ne s’agit que des départs de feu qui ont nécessité le déplacement des pompiers. C’est colossal, les gens ne le réalisent pas », commente Eric Boursin, chef de mission de défense et de sécurité à la Draaf des Hauts-de-France. En début de semaine, la région tout entière, à l’exception de la bande littorale, a été placée en vigilance sévère. La faute à des conditions à risque : un sol sec, une humidité de l’air faible et des rafales de vent. « Ce qui nous sauve, admet Eric Boursin, c’est que les moissons n’ont pas encore tout à fait démarré et que l’activité agricole n’est pas à son maximum. » De fait, 80 % des feux sont imputables au machinisme agricole. On parle du « coup de silex » : lorsque la lame de la moissonneuse tape sur un caillou, ce qui provoque une étincelle. Toutes les poussières générées par les machines étant hautement inflammables, et à cela s’ajoutant, parfois, des fuites d’huile, il n’en faut pas plus pour générer un départ de feu.
Les conséquences peuvent être dramatiques : « S’il est difficile de définir une vitesse moyenne de propagation des feux de moisson, les pompiers travaillent sur une estimation de 3 à 4 kilomètres heure », rapporte Eric Boursin. En 2019, lors d’un été caniculaire, un agriculteur est pris par un feu de moisson sur son tracteur dans l’Oise. Le même été, plus de 3 000 hectares de récoltes sont brûlés. Les cultures en paille (blé, orges…) ont longtemps été les plus à risque. Elles sont désormais concurrencées par les cultures de miscanthus, qui inquiètent beaucoup les pompiers. Eric Boursin prodigue plusieurs conseils : faire réviser sa machine avant les moissons, placer un déchaumeur et une tonne à eau en bout de champ, ne pas laisser les machines chaudes exposées au vent, posséder et faire réviser son extincteur (par ailleurs obligatoire), arrêter la machine quinze minutes de temps à autre et souffler les poussières, toujours partir au champ avec le téléphone et le signal GPS en marche. Et surtout, dans la mesure du possible, éviter de travailler durant les heures les plus chaudes de la journée. « Des dérogations au temps de travail hebdomadaire et journalier peuvent être accordées, afin de décaler les horaires de travail et éviter les 16 heures de l’après-midi, durant lesquelles le soleil est le plus chaud et le risque maximum », dit l’agent de la Draaf (lire notre édition du 23 juin 2023), tout en reconnaissant la « difficulté » voire « l’impossibilité » de s’arrêter pour certains agriculteurs.
Moins brutaux, plus pernicieux, d’autres maux s’installent à mesure des années et de la pénibilité du travail. Ce n’est pas un secret, le corps, en agriculture, est soumis à rude épreuve. Les gestes répétitifs peuvent mener à des troubles musculosquelettiques (TMS), dont certains sont reconnus comme étant des maladies professionnelles. Les lombalgies (maux de dos), les tendinites, les douleurs cervicales ou encore l’arthrose précoce en sont des exemples. « Le lien de causalité, pour faire reconnaître une maladie professionnelle peut toutefois être compliqué à prouver. L’arthrose par exemple, peut être liée à la vieillesse. Il faut prouver une usure accélérée, sa précocité », rapporte Thierry Petit, qui note une surreprésentation des TMS dans certaines cultures, endives et pommes de terre notamment, et certaines tâches, salle de traite et table de tri en tête. « La mode, pour les salles de traite, est à l’exosquelette. C’est très bien pour les personnes qui ont déjà des douleurs. Mais, avant d’en arriver là, nous souhaiterions travailler en amont, sur la conception de la salle et l’hygiène de vie. Rappeler l’importance de s’étirer, de s’échauffer », rapporte encore Thierry Petit. La prévention, explique-t-il, doit s’inscrire dans une approche pluridisciplinaire, avec la participation de médecins du travail mais aussi de kinésithérapeutes et de coachs sportifs.
Tout l’enjeu est d’instaurer le bien-être au travail, afin de soulager des agriculteurs déjà en proie à un risque psychosocial, de détresse et d’isolement, des plus alarmants (lire notre journal du 18 mars 2022).
Marion Lecas