Votre météo par ville
Son record, Cyrille Naudet l’a battu la veille : “Onze prises en une matinée ! Et en plus, il faisait beau”, rit-il, comme pour nous narguer. Il faut dire qu’on ne fait pas les fiers, en ce mercredi de fin juillet, sous le crachin du Pas-de-Calais. Lui, au contraire, se déplace dans la pâture boueuse et enjambe les barbelés avec une facilité déconcertante.
“J’ai grandi dans la campagne dijonnaise. Je crapahute dans la forêt depuis que je porte une couche-culotte”, se justifie le grand bonhomme d’un mètre quatre-vingt-dix, au moins. Désormais, son terrain de jeu se trouve à Samer (62), dont il connaît les recoins comme sa poche. “Avec les rats musqués, c’est facile, ils vont toujours aux mêmes endroits.”
L’ennemi est nommé : le rat musqué. Un rongeur aquatique de grande taille, qui fréquente marécage et voie navigable, et est très invasif. Depuis son introduction en Europe, au XXe siècle, il a colonisé les espaces agricoles et y commet d’importants dégâts.
“Souvent c’est l’agriculteur qui m’appelle. Il voit son champ dévasté et me demande d’intervenir”, explique Cyrille Naudet. Il reçoit alors l’autorisation de se rendre sur le terrain, quand il le souhaite, durant trois ans. À la quête des “nids”, il dévale les pentes, met les pieds dans le ruisseau et nous guide à la manière d’un expert : “Attention, ici la terre est meuble. Là c’est une motte d’herbe, c’est bon, marchez dessus.”
Il pourrait avoir les yeux bandés qu’il s’y retrouverait toujours. Pour cause, les mois durant lesquels il piège, il y vient tous les matins. La réglementation oblige en effet les piégeurs à aller lever leurs nasses chaque jour avant midi, pour éviter que les bêtes captives ne souffrent trop. Idem, il est interdit d’immerger les pièges, la mort par noyade étant jugée trop cruelle.
Cyrille Naudet respecte les consignes à la lettre : “On ne veut pas générer de souffrance inutile.” Il soulève une première nasse. Elle est vide. Dans la deuxième, se trouve un rat musqué de petite taille. “C’est un jeune de février”, commente-t-il. Il l’étourdit en remuant la cage et le tue en deux coups de bâton, d’une précision mortelle.
Puis Cyrille Naudet coupe une pomme en deux qu’il place dans la nasse et la remet à l’eau au même endroit. “Ils préfèrent les carottes, mais ça n’apparaîtrait pas naturel d’en mettre ici“, assure-t-il. Le piégeur connaît son sujet : il est le petit-fils, le fils, le neveu de chasseurs et enseigne la discipline à la Maison familiale rurale de Samer. Parfois, il arrive en classe le pantalon encore boueux.
Il est obligé de se lever une demi-heure plus tôt chaque matin pour aller piéger bénévolement. Une prime d’un euro par “queue” est offerte, mais pour Cyrille Naudet, qui est un “modeste piégeur”, avec une centaine de queues par an, c’est loin d’être rentable. Il ne fait pas ça pour les sous, de toute façon, Cyrille Naudet appartient à ces gentils à qui le sentiment gratifiant du devoir accompli suffit. “Certains se disent que s’ils ne le font pas, d’autres s’en chargeront. C’est faux”, regrette-t-il.
À force de vouloir aider, Cyrille Naudet, aujourd’hui âgé de 52 ans, s’est retrouvé propulsé administrateur de la Fédération régionale de lutte et de défense contre les organismes nuisibles (Fredon) et président du Groupement de défense contre les organismes nuisibles (GDON) du Boulonnais, où il chapeaute une cinquantaine de piégeurs bénévoles. “Avant le covid, nous étions plus de 100, mais beaucoup ne sont jamais revenus”, déplore-t-il.
Le métier, il faut le rappeler, n’est pas sans risque. Le rat musqué est porteur de plusieurs maladies, dont celle de Lyme, et surtout, de la leptospirose, qui peut conduire à l’insuffisance rénale, voire à la mort. Un collègue de Cyrille Naudet l’a attrapé, par “gourmandise” raconte-t-il : il a voulu goûter des fruits des bois, oubliant que la même main qu’il mettait à la bouche venait de toucher un rat musqué. “Il n’a jamais voulu revenir piéger”, s’attriste le quinquagénaire. Il y a les pièges en X aussi, qui se rétractent violemment à la manière d’une tapette à souris et peuvent casser des doigts. Sans compter l’environnement de travail en lui-même, la rivière et tous ses périls. “Dans certains secteurs, des professionnels ont l’obligation de travailler à deux tant c’est dangereux”, rapporte Cyrille Naudet. D’autant que la tâche est physique : les piégeurs vieillissent et la relève est difficile à trouver. “J’ai trois ou quatre élèves qui m’ont rejoint au GDON, mais c’est tout”, compte le piégeur.
Enfin, le travail est compliqué par la présence d’autres espèces, à l’instar du canard, ou pire, du castor, espèce protégée qui revient progressivement dans le nord de la France. Les pièges en X tuant sur le coup, il existe un risque de “dommages collatéraux”. Un tabou parmi les piégeurs, qui rechignent à déclarer ces prises par crainte d’avoir des ennuis. “Ça génère aussi de la honte et de la peine, car on aime la nature. La protéger est d’ailleurs au cœur de ce que l’on fait.”
Marion Lecas