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À première vue, on ne saurait deviner ce qu’il se trame en face de l’église du petit village de Troisvaux, dans le Pas-de-Calais. Pas un bruit, pas une once d’agitation, à peine une odeur de lait frais qui trahit la présence d’un laboratoire de transformation alimentaire. Un coup d’œil par la fenêtre et surprise : des machines dernier cri fonctionnent à plein régime, empotant une ribambelle de yaourts.
Le laboratoire appartient à la ferme des Trois Vallées, elle-même propriété d’Arnaud Bailleul, 39 ans, de son épouse Lucie, 38 ans, et de son frère aîné Sylvain, 42 ans.
L’exploitation, composée de 90 hectares et d’une soixantaine de vaches laitières, est en agriculture biologique depuis 1998.
“C’était une volonté de mes parents”, précise Arnaud.
À l’époque, père et mère, dont l’agriculture n’était pas le premier métier, sont confrontés aux premières campagnes qui dénoncent les “agriculteurs pollueurs” et s’interrogent sur leurs pratiques.
D’autant que le père, qui sous-loue alors une parcelle pour y cultiver des pommes de terre, rentre souvent malade. Lorsqu’Arnaud devient associé de la ferme en 2011, “la question de repasser en conventionnel ne se pose même pas”, insiste le père de famille.
Pour les vaches, pas d’antibiotiques mais des séances d’acuponcture qu’il prodigue lui-même, des huiles essentielles conseillées par le vétérinaire et de l’homéopathie, “très efficace”.
“Le préventif aussi est crucial”, détaille Arnaud : avant et après chaque traite, les griffes sont soigneusement lavées et désinfectées.
La médecine douce, certes moins onéreuse, s’avère chronophage, si bien que le couple préfère s’en tenir à 60 vaches, quand il pourrait en élever une centaine.
“Parfois, on nous accuse de gâcher des terres et de ne produire que trop peu”, regrette Arnaud. Que répondre alors ? “Que dans certains pays, en bio, on produit plus de 12 tonnes de matières sèches pour un hectare”, s’exclame l’agriculteur.
“Et surtout, que nous ne sommes pas destinés à nourrir toute la planète, mais le local”, ajoute Lucie d’une voix douce.
Le couple estime le bio aujourd’hui trop permissif : “En Europe, le cahier des charges n’est plus très contraignant. On peut administrer jusqu’à trois traitements par vache et par an”, précise Arnaud.
Alors, afin d’“aller plus loin” dans leurs convictions écologiques, les Bailleul œuvrent à réduire leur bilan carbone, en devenant les plus autonomes possible.
Deux tiers de l’assolement de la ferme sert ainsi à nourrir les animaux, par un système de pâturage tournant et dynamique, afin que l’herbe reste jeune et fortement lactogène. Un séchoir en grange permet aussi de sécher plus de 300 tonnes de foin par an. Enfin, les infrastructures se sont récemment équipées en panneaux solaires.
Côté culture, Arnaud et Sylvain font du maïs, du blé, des petits pois pour Bonduelle, des racines d’endives, des pommes de terre Norabio.
“Tout en biologique évidemment ! La polyculture associée à l’élevage bio, c’est formidable en termes de valeur ajoutée”, s’enthousiasme Arnaud, qui concède “que de la technique est nécessaire”. Ingénieur agronome, lui a été diplômé de l’Institut supérieur d’agriculture (ISA) de Lille.
La ferme des Trois Vallées doit surtout son succès à la transformation, à domicile, de son propre lait. Au sein du laboratoire d’une quarantaine de mètres carrés, la patronne, c’est Lucie. Elle n’a jamais voulu travailler en élevage : à l’ISA, où elle a rencontré Arnaud, elle s’était, d’ailleurs, spécialisée en agroalimentaire.
“Ma belle-mère a toujours dit qu’elle serait ravie qu’une de ses belles-filles reprenne le labo, explique Lucie. Alors j’ai fini par me lancer.”
La mère d’Arnaud a commencé l’activité en 2001, transformant à l’époque 10 000 litres de lait par semaine, en fromage, beurre, et autres produits frais.
Lorsque Lucie reprend le flambeau en 2009, elle choisit de se spécialiser davantage et de ne plus transformer que 3 000 litres hebdomadaires.
Adieu le fromage, place aux yaourts nature ou aromatisés, aux yaourts au coulis de fruits, aux crèmes dessert, au riz au lait…
Avec toujours une attention particulière portée à la provenance de chaque ingrédient : le riz vient de Camargue, le sel de Guérande, les abricots du Gard… Seules les myrtilles ont traversé les frontières : “Mais elles sont transformées en France”, assure le couple.
La moitié des produits vont à la restauration collective alentour et l’autre moitié est vendue dans les supermarchés du coin, avec des prix allant de 2,50 à 3,50 euros les quatre yaourts.
L’affaire fonctionne si bien que les Bailleul emploient désormais quatre salariés, dont deux au laboratoire, un commercial et un chauffeur livreur.
En 2018, le couple prend un nouveau tournant en intégrant le réseau “Invitation à la ferme“, qui réunit 42 producteurs de lait bio et transformé à domicile.
Les coûts sont mutualisés : le packaging des yaourts, par exemple, est commun à tous, avec, sur l’opercule un calcul précis de l’empreinte carbone du produit. 1,53 kg pour un yaourt des Trois Vallées, contre 2,4 kg pour un yaourt industriel.
“On a pu aussi mutualiser les problèmes” sourit Lucie, qui s’est longtemps heurtée, seule, à des couacs de machinerie et de production. “Avec le réseau, on peut être sûr que quelqu’un a déjà rencontré ce problème avant nous, et tout se résout très vite”, ajoute-t-elle.
“Invitation à la ferme” fonctionne sur le principe de décision collective. Les nouveaux parfums, notamment, sont choisis en groupe.
En ce moment, une gamme “probiotique” est en expérimentation au sein des Trois Vallées et de deux autres fermes, afin de déterminer si les rentrées en caisse suivront. “On expérimente, on s’interroge beaucoup“, confie Arnaud.
La “question de l’année” est celle de la poudre de lait, qui donne au yaourt sa texture, mais constitue le principal polluant du processus de transformation.
“Au sein du réseau, on cherche des protéines alternatives“, poursuit l’agriculteur, toujours à la recherche du “yaourt de demain”.
2011. Arnaud devient associé de la ferme, après y avoir travaillé trois ans en tant que salarié.
2017. Construction du nouveau bâtiment d’élevage, avec le séchoir en grange.
2018. Entrée dans le réseau “Invitation à la ferme”.
2019. Après dix ans en tant que salariée, Lucie devient à son tour associée de la ferme.
Marion Lecas
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