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Sur un mur à l’entrée du site de Leffrinckoucke (59), une peinture délavée invite à “cultiver la solidarité”. Le soleil brille. Il est 16 h 15 et la journée touche à sa fin pour la quinzaine de salariés en insertion.
Mais ici on préfère le terme de « salariés en transition », qui travaillent les six hectares en maraîchage bio.
Le chantier d’insertion “À portée de main“, porté par l’Afeji (association œuvrant à l’inclusion), c’est six autres hectares à Gravelines, un hectare à Loon-Plage (en partenariat avec un Établissement et service d’aide par le travail) et encore la légumerie du littoral, ouverte à Grande-Synthe en 2019.
« Là-bas nous trions, épluchons et découpons notre production (un petit tiers) mais aussi celle de producteurs locaux, en bio, afin de livrer la restauration collective », détaille Jean-Bernard Schooneere.
Le responsable précise : « Notre cœur de métier est d’accompagner un public éloigné de l’emploi. Le maraîchage est un outil pour y parvenir. Et l’objectif de la légumerie était de diversifier nos supports d’activité. Pour cela, nous nous tournons vers l’agroalimentaire qui est davantage pourvoyeur de postes. »
Mais la philosophie dépasse cette dimension pragmatique.
« En permettant aux producteurs locaux et bios de fournir la restauration collective, nous souhaitons aussi encourager les conversions (la bio est dans le cahier des charges du réseau Cocagne*). Notre objectif est aussi de développer le réseau territorial et d’y favoriser un écosystème », explique encore Jean-Bernard Schooneere.
27 établissements sont aujourd’hui clients de la légumerie. Elle tourne deux jours par semaine, mais ne demande qu’à intensifier sa cadence en fonction des marchés décrochés.
Les métiers agricoles sont porteurs de sens, ceux du social aussi.
Ils sont aussi deux domaines compliqués, parce que travaillant sur le vivant, avec les joies et les difficultés induites.
Ce chantier d’insertion-là c’est le double effet Kiss Cool.
« Comme toujours en agriculture, les aléas climatiques sont les plus difficiles à gérer. Pour l’humain ensuite, ça peut être difficile mais comme partout ailleurs, et on s’y fait », formule Lise, encadrante technique depuis sept ans.
© J.P.D.
85 salariés en transition sont accueillis chaque année, dont 40 % de femmes, avec une quarantaine d’entre eux en poste actuellement qui travaillent 27 heures par semaine au maraîchage, aux ateliers ou aux deux.
Et qui consacrent la cinquième journée aux démarches administratives, de recherche d’un emploi pérenne notamment.
Le tiers des salariés sont des primo-arrivants, des exilés, demandeurs d’asile venant d’Asie, d’Afrique.
« Des Afghans, des Roumains ou des Nigérians en ce moment », liste Jean-Bernard Schooneere qui précise :
« Pour eux le principal frein à l’embauche est évidemment la langue. Ils sont pourtant ceux qui ont les parcours de vie et les expériences les plus riches. Ceux qui ont généralement le plus de compétences et ça rebat un peu les cartes, pour l’opinion publique comme en interne. »
© J. D. P.
Le reste des salariés est un public (très) éloigné de l’emploi, qui n’a parfois jamais travaillé ou est au chômage de longue durée, au RSA. Ils ont parfois eu des accidents de la vie (alcool…) et sont en grande difficulté sociale, « voire en très grande difficulté. Nous prenons tout le monde ou presque contrairement à d’autres chantiers d’insertion plus sélectifs comme le bâtiment ou les centres d’appels », prévient le responsable, qui a une forme d’obligation de résultat. Ici on frôle les 40 % de sorties positives, c’est-à-dire qui débouchent sur une formation ou un emploi.
Sur le terrain, encadrants techniques (un permanent et un saisonnier par site) et une conseillère en insertion professionnelle, ici on parle de « conseillère en richesse humaine » qui accompagnent les salariés en transition pendant 24 mois maximum. « Nous faisons le choix de les embaucher pour quatre mois, renouvelables sur demande motivée : ici ils restent en moyenne 16 mois. »
La tout juste trentenaire coiffe une double casquette sociale et agricole avec une formation initiale de conseillère en économie sociale et familiale doublée d’une formation en maraîchage bio.
Un brevet professionnel de responsable d’entreprise agricole (BPREA) qui lui permettra, c’est son objectif à terme, de créer son propre jardin à vocation sociale.
Après un apprentissage aux Jardins de Cocagne de Vieille-Église, elle a rejoint le réseau dunkerquois où elle a participé à développer la mise en place du Biocamion, qui s’installe depuis 2018 dans les quartiers et les villages en complément des marchés (toujours dans l’idée de ne pas concurrencer les producteurs locaux) histoire d’accueillir les clients désireux d’acheter en direct des produits locaux, de saison, bios et sociaux.
Aux légumes et quelques fruits du chantier d’insertion (50 % des références et environ 30 % du chiffre d’affaires) s’ajoutent les produits des producteurs locaux (et bio, toujours) dans un rayon de 40 kilomètres : beurre et yaourts, confitures et miels, œufs ou pain.
Outre les recettes des ventes, le camion offre une autre possibilité pour les salariés de valoriser leur travail.
« Il y a un objectif d’émancipation, avec l’achalandage du camion, la vente, et le fait d’aller vers : vers les clients, vers la cité dans une philosophie de mixité toujours », explique Jean-Bernard Schooneere.
Une fierté et une estime de soi renforcées aussi, issues du retour direct des clients, et celle de défendre des produits et des valeurs auxquels ils ont été sensibilisés.
« L’intérêt des légumes, c’est qu’ils poussent vite et que les salariés voient rapidement le résultat de leur travail », note le responsable, mais ici on ne se contente pas de cultiver des légumes.
Depuis plus de 30 ans, le réseau Cocagne fonctionne sur le principe de paniers (500 vendus chaque année ici). « En 2010, nous avons réalisé que nous accompagnions des personnes qui produisaient ici des légumes bios qu’elles n’avaient pas les moyens de s’offrir ensuite », rembobine le responsable du site.
Une incohérence balayée par les paniers solidaires, cofinancés par des partenaires (CCAS, centres sociaux…) et au prix symbolique d’un ou deux euros pour les bénéficiaires.
« Et nous avons vite compris que le sujet dépassait le simple coût, et qu’une vraie politique d’éducation alimentaire s’imposait », explique Jean-Bernard Schooneere.
Pour ça, des ateliers de cuisine, dans la veine du mouvement de la cuisine nourricière (manger mieux pour moins cher grâce au recours accru aux produits bios mais locaux et de saison).
« Sans prétendre donner des leçons, nous voulons faire la démonstration que c’est possible. »
“À tes côtés” organise aussi régulièrement des cours de cuisine de rue. Quelques habitants des quartiers prioritaires viennent prêter main-forte aux salariés et tous partagent le repas au pied des immeubles.
Une vingtaine de rendez-vous du genre sont fixés chaque année et un camion vient d’être équipé d’une cuisine bio solidaire pour favoriser cette cuisine partout et pour tous.
« Une démarche d’émancipation citoyenne, une question de santé publique. Et une des actions qui permet encore de favoriser l’autonomie de nos salariés qui, bien souvent, se retrouvent face à des gens du territoire qu’ils connaissent », se satisfait le responsable qui le dit : « Nos salariés sont nos meilleurs ambassadeurs. »
Encore un dispositif porté par le réseau Cocagne. “Fais pousser ton emploi” identifie des terrains propices au maraîchage, souvent au pied des immeubles.
Ceux-ci sont alors mis à disposition (dans le cadre de la politique de la ville) et commencent à être cultivés par des personnes accompagnées qui ont le profil d’une installation à terme.
Ils sont formés en parallèle et s’installent ensuite en pérennisant l’activité, c’est l’objectif. Le dispositif verra le jour cette année à Dunkerque, soutenu par la Ville et la fondation Carrefour.
À l’image d’Élodie, 31 ans. Ça fera bientôt deux ans qu’elle transitionne par le chantier jardin d’insertion.
« J’ai trois enfants et j’attendais qu’ils entrent à l’école pour trouver un travail mais sans diplôme ni expérience, c’était compliqué. C’est ma conseillère qui m’a dirigée vers ici. J‘ai postulé et j’ai été prise », raconte la jeune femme qui découvre alors le milieu agricole de A à Z, en passant par B, comme bio.
« Je n’y connaissais rien et depuis que je suis ici, mes enfants et moi mangeons beaucoup plus de légumes. »
© J.D.P
Grâce à ses nombreuses immersions, Élodie a aussi acquis une expérience de vendeuse, poste qu’elle occupera en CDD tout l’été, en espérant une pérennisation.
Dans le champ, Muslim vient la rejoindre pour planter les oignons, après s’être occupé des tomates sous la serre. Pour le jeune Afghan, la maîtrise de la langue est encore un frein à sa bonne volonté.
Car le maraîchage n’est pas une fin en soi-même. Ici, on travaille aussi les notions de productivité, comme dans la “vraie vie”.
L’objectif final est bien de remettre le pied à l’étrier de ces personnes au parcours plus ou moins sinueux.
Élodie se qualifie notamment de « solitaire » et dit avoir découvert le plaisir de travailler ensemble, y compris avec des personnes d’autres origines dont elle décèle aujourd’hui les richesses alors qu’avant, « les Libanais, les Afghans, les Roumains, (elle) pensai (t) qu’ils avaient tous la même culture ».
À ses côtés justement, Marian, 39 ans. Lui est arrivé de Roumanie en 2001. Il avait alors 18 ans et choisissait de s’écrire un avenir en France avec son frère, alors âgé de 16 ans.
Arrivé à Boulogne, il rejoint la communauté Emmaüs de Dunkerque en 2010 où il vit quatre ans et travaille encore trois ans comme bénévole.
Cela fera bientôt deux ans qu’il a rejoint le chantier d’insertion où il officie surtout à la légumerie et à la livraison.
« Et quand on fait des petites journées, on finit ici, au maraîchage », explique celui qui apprécie moins cet aspect, physique.
© J.D.P.
« Mais quand on a une famille, une femme et des enfants, on fait ce qu’il faut », dit-il dans un beau français, reconnaissant que, tout de même, ça lui plaît de planter des légumes qu’il ira ensuite livrer.
Son idéal : un emploi en CDI de chauffeur livreur.
D’autres parcours sont plus atypiques comme celui de Léonard. Un tzigane qui a suivi le parcours d’insertion classique entre 2015 et 2017, et qui est venu remplacer une encadrante technique en arrêt maladie pendant six mois en 2019.
« On lui a alors proposé un marché. On l’embauchait s’il réussissait à décrocher le diplôme d’encadrant technique d’insertion, qui n’est pas facile. Il l’a eu, on l’a embauché », raconte le responsable.
Léonard n’est plus jamais reparti. Il transmet aujourd’hui ce qu’il a appris ici : à faire pousser des légumes, et beaucoup plus encore.
Un nouveau dispositif du réseau Cocagne a été déployé en 2022 à Leffrinckoucke. “Convergence” permet à des personnes à la rue de faire leurs premières heures en chantier.
Sur des activités parallèles au maraîchage, pour l’instant, mais ça pourrait vite évoluer, des personnes sans domicile sont engagées pour travailler 4 heures, puis 8 puis 11… jusqu’à l’embauche en contrat d’insertion classique de 27 heures si tout va bien.
« Une initiative portée par Emmaüs, née de l’évacuation du campement du canal Saint-Martin à Paris en 2021. On s’était alors rendu compte que sous ces tentes vivaient plein de gens employables », remonte Jean-Bernard Schooneere, qui parle ici encore de dignité retrouvée et d’un contrat de travail avec le salaire qui l’accompagne.
11 personnes ont été accueillies dans le cadre de ce dispositif l’an dernier dont une est embauchée en CDI dans le bâtiment.
Justine Demade Pellorce
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*Né il y a une trentaine d’années, le réseau Cocagne compte aujourd’hui une centaine de jardins d’insertion en culture biologique, souvent dotés d’activités annexes. Outre l’aide à l’investissement et le partage d’outils, le réseau planche sur les questions agroenvironnementales.