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L’avenir de l’agriculture sera féminin, ou ne sera pas. Pas une menace mais un constat que partagent divers observateurs du monde agricole, qui ont fait de la question du genre un sujet.
Les femmes ont toujours été présentes dans les fermes mais elles sont encore le plus souvent « sans voix », formule Anne Dumonnet-Leca, fondatrice et présidente de Vox Demeter, qui évoque ce retrait quasi-systématique des femmes par rapport aux hommes. Elles sont présentes sur les exploitations, dans les ateliers, dans les champs et ont même désormais un statut qui leur offre reconnaissance et protection et relègue au passé l’idée que « le tracteur était mieux assuré que (la femme) », comme le relaie la présidente de Vox Demeter.
Mais elles sont encore moins souvent dans les instances dirigeantes. Plus on monte dans la hiérarchie, moins il y a de femmes. Ça rappelle les autres sphères professionnelles et c’est à l’image de la société, « mais c’est d’autant plus vrai dans ce milieu très masculin », observe Alexis Annes. Pour le sociologue de l’agriculture, notamment spécialisé dans les questions de genre, ce n’est un secret pour personne, le milieu agricole est encore très patriarcal.
Les chiffres l’attestent : si les choses ont changé ces dernières décennies avec notamment « une meilleure visibilité liée au renouvellement des générations ou au développement des réseaux sociaux », pense Anne Dumonnet-Leca, il y a encore une marge de progrès pour atteindre la parité. « Dans le cas de transmissions familiales, les filles restent le second choix quand il y a des fils », illustre la présidente de Vox Demeter.
Un quart des exploitations agricoles sont dirigées ou codirigées par des femmes, chiffre qui s’effondre à moins de 18 % si on ne considère que les femmes qui dirigent seules. Dans le détail, le sociologue liste des secteurs plus ouverts à la féminisation – la viticulture, le maraîchage ou l’élevage de petits ruminants – et d’autres clairement plus réfractaires comme les grandes cultures ou l’élevage de bovins viande. « Avec aussi une distinction entre la moitié nord de la France et la moitié sud, où la culture méditerranéenne vient encore compliquer la position des femmes », abonde Anne Dumonnet-Leca.
L’association qu’elle a fondée vise à « faire entendre la voix des femmes du monde agricole en les rendant visibles et en tissant du lien » car on constate que les femmes de ce milieu sont moins socialisées que les hommes. « On parle souvent de la solitude de l’agriculteur, qui est réelle et peut mener aux situations les plus dramatiques, mais la solitude des agricultrices est encore plus grande. Parce qu’elles sortent moins de leurs fermes, qu’elles ne développent donc pas leurs propres réseaux. Il est beaucoup plus compliqué d’avoir un cercle d’amis avec qui échanger dans le milieu rural, et le rôle des coopératives prend, par exemple, toute sa place dans ce contexte », estime Anne Dumonnet-Leca.
Autre piste, dépeinte par Alexis Annes : le développement de collectifs en non-mixité choisie, notamment portés par les Civam (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) qu’accompagne le sociologue. « Les femmes sont moins représentées dans les instances professionnelles mais aussi dans les formations techniques, où elles se sentent parfois moins à l’aise et moins légitimes. » Si l’objectif est de gagner en confiance, comme ont pu le faire les femmes agricultrices qui se sont battues pour leurs droits dans les années 70 – le sociologue n’emploie volontairement pas le mot “féministe” qui sonne encore comme un gros mot dans le milieu agricole -, les agricultrices d’aujourd’hui veulent également gagner en compétences, et c’est moins compliqué pour certaines de faire ça sans le regard – et parfois les commentaires – de leurs homologues masculins.
À ces freins psychologiques et culturels visibles, dirons-nous, s’en ajoutent d’autres. Il est observé que les femmes sont moins facilement recrutées. « Il existe encore des agriculteurs qui, quand ils font appel au service de remplacement, préviennent qu’ils ne veulent pas de femme. Ce n’est ni marginal, ni une vue de l’esprit », pointe Anne Dumonnet-Leca. Quant aux femmes qui se lancent seules, elles ont plus de difficultés que les hommes à accéder au foncier et à des financements. Elles se lancent de fait dans de plus petits projets, sur de plus petites parcelles. Pour compenser, elles favorisent souvent la diversification, ce qui représente aussi une charge de travail supplémentaire. Une conjonction de critères qui fragilise d’autant plus la pérennité de ces exploitations.
Anne Dumonnet- Leca embraie sur le troisième axe d’action de Vox Demeter : « L’influence, en faisant prendre conscience de la sous-représentation des femmes ».
Le manque de présence féminine est notamment le constat qui a amené l’École supérieure d’agricultures (ESA) d’Angers à créer une chaire d’enseignement appelée Agricultures au féminin. Annoncée le 20 février dernier lors de la journée Back to earth, 2e édition des rencontres nationales du retour à la terre et de l’avenir des territoires avec pour thème le retour à la terre au féminin, la chaire sera pleinement opérationnelle à la rentrée prochaine. Mais elle ne démarre pas de zéro, les questions de genre étant déjà présentes dès la formation, sans toutefois réussir à corriger les inégalités, a pu observer Nicolas Brouté.
Le directeur des relations entreprise et du mécénat de l’ESA a porté la création de la chaire, notamment alerté par l’un de ses partenaires, une grosse entreprise d’aménagement paysager qui expliquait sa difficulté à féminiser ses effectifs. « En créant cette chaire d’enseignement, qui visera à produire de la connaissance et à la mettre à disposition de nos apprenants en interne mais aussi des autres acteurs dans un esprit d’intérêt public, nous souhaitons créer un mouvement sur la question des genres en agriculture dès la formation, y compris en amont de l’école », détaille Nicolas Brouté.
Pour lui, la question des stéréotypes se pose dès le plus jeune âge et il envisage déjà des interventions dans les collèges ou les lycées : pour la cause agricole et féminine, pour favoriser le recrutement aussi et tout ça est lié. « Nous reposons notre action sur le triptyque formation, visibilité et attractivité : la chaire doit aussi permettre d’accompagner les femmes qui se lancent dans l’agriculture voire l’agroalimentaire à terme, mais une bataille à la fois, et de permettre l’attractivité de la profession », liste le responsable de l’ESA. Car les femmes, si elles ont participé à écrire l’histoire de l’agriculture, façonneront surtout son avenir. Parce qu’il y a urgence à recruter, il faudra aussi prendre en compte cette moitié de l’humanité.
Alexis Annes rappelle que les agricultrices qui se lancent seules le font plus facilement dans l’agriculture biologique et / ou sur des plus petites surfaces avec des activités de diversification comme la transformation, la vente directe ou encore l’accueil à la ferme. « Le recensement agricole de 2010 indiquait d’ailleurs clairement que les agricultrices étaient source d’innovation sur les exploitations agricoles et qu’elles concourraient largement à renouveler le métier. »
Les femmes sont au bon moment et ont les bonnes compétences pour pouvoir porter l’évolution de la profession.
Alexis Annes, sociologue spécialisé dans les questions agricoles.
Parce qu’elles ont eu ou ont encore un pied en dehors de la ferme, les femmes font le lien entre les exploitations et le reste du monde. La mécanisation, la technologisation de la profession ont aidé les femmes à prendre leur place. Le sociologue insiste : « Ce n’est pas parce qu’elles sont femmes qu’elles ont telles aptitudes ou telles envies, mais parce qu’elles ont été dans des mécanismes de socialisation liés à leur genre qu’elles ont évolué dans certains domaines professionnels et acquis les compétences qui vont avec – celles du service, de l’accueil, du commerce ou de la communication – qui sont justement les compétences attendues pour l’agriculture aujourd’hui. Les femmes sont au bon moment et ont les bonnes compétences pour pouvoir porter l’évolution de la profession. » On vous le disait : l’avenir de l’agriculture sera féminin, ou ne sera pas.
Justine Demade Pellorce