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Un pied dans la prairie, l’autre sur le gazon d’un terrain de rugby. Depuis dix ans, Jessy Tremoulière vit deux vies parallèles pas banales : éleveuse laitière dans le Gaec familial, et arrière à l’ASM Romagnat et dans le XV de France. La seule dans l’équipe de France, à l’exception d’une joueuse encore étudiante, à venir du monde agricole. À 28 ans, elle vient de recevoir le sacrement suprême : après avoir été élue meilleure joueuse du monde en 2018 par l’organisme international World Rugby, elle a été désignée joueuse de la décennie 2010-2020. La consécration.
Pourtant, si elle a signé un contrat avec la fédération française de rugby – à qui elle consacre 75% de son temps –, elle garde les pieds bien sur terre en passant les 25 % restants sur la ferme bio familiale qui livre son lait à Sodiaal. “On vit notre passion du rugby, mais pas à plein temps, raconte la jeune femme à l’accent auvergnat. Sur 30 filles sous contrat avec la fédération, on est à moins de la moitié à avoir un job à côté.” Car difficile de trouver des entreprises pour un quart-temps. “Moi, j’ai complété mon temps avec la ferme car c’était possible, et parce que ça me plaît.”
Installée à Bournoncle-Saint-Pierre, une petite commune près d’Issoire dans le sud-est du Massif Central, elle élève 180 vaches laitières avec son frère et son père… ancien rugbyman. “Mais ce n’est pas pour ça que j’ai commencé le rugby. Au départ, j’étais plutôt foot…”, raconte cette sportive de toujours qui a découvert le ballon ovale en 2009, lors d’une initiation proposée par son lycée agricole, Bonnefont-Brioude. L’entraîneur la repère et lui propose de prendre sa licence. Elle a 16 ans. “Pendant deux ans, j’en ai fait le mercredi. Ça m’arrangeait, parce que le week-end j’avais foot !” Elle gravit les échelons précipitamment, et à 18 ans, elle entre à l’ASM Romania, son club actuel, le club de haut niveau “le plus proche de chez moi”.
En 2011, elle vit sa première sélection en équipe de France. 2014, première coupe du monde, “avec un grand chelem !”. En 2016, elle participe aux JO de Rio. En 2018, “on a refait le grand chelem”. C’est aussi l’année où elle est élue meilleure joueuse du monde par World Rugby, avant d’apprendre fin 2020 qu’elle le reste pour la décennie 2010-2020. “En 2018, il y avait eu une cérémonie. Ici, malheureusement non. Je l’ai appris par téléphone par le président de la FFR. Ça m’a complètement surprise. Recevoir ça au bout de dix ans… ça en dit long. Le travail paie toujours.”
Elle quitte l’Auvergne, une fois. Entre 2017 et 2019, le temps de “changer d’air”, de signer un contrat de rugby à sept à Paris, et de s’installer à Rennes pour un temps… Mais elle revient vite à la ferme. “L’environnement, la liberté… Ça me manquait… J’en avais marre d’être loin de l’Auvergne.”
Autrefois moteur de sa passion sportive, son père la pousse aujourd’hui à ralentir le rugby. “Il m’a beaucoup poussée, mais maintenant il préférerait que j’arrête, reconnaît-elle avec malice. Ça va faire dix ans que je suis en haut niveau. Lui, il en a 65, et il est cassé de partout à cause de son métier et du sport… Alors quand je suis là, ça le soulage.”
Suivra-t-elle pour autant la volonté paternelle ? Pas dans un premier temps en tout cas. “La Coupe du monde a été reportée à 2022… J’ai vraiment envie de la faire. D’un autre côté, la trentaine approche, je sais ce qui va m’attend après à la ferme, et je n’ai pas envie de vire ma vie d’éleveuse complètement cassée.”
En attendant, les semaines sont rythmées. “Je me lève vers 6h30. Je fais la traite, je nourris les animaux, puis je vais à l’entraînement.” Encore plus lors de la préparation de matches importants. Entraînements réguliers avec le club les lundis, mercredis et vendredis, deux séances de musculation par semaine, souvent mardi jeudi. “Je m’entraîne aussi de mon côté, car les entraînements club ne suffisent pas.”
S’entraîne-t-elle à la ferme avec les moyens du bord, comme Rocky Balboa ? “Avant j’accrochais des charges lourdes au bout d’un bâton, mais ça me suffit plus, sourit-elle. Cela dit, après les vêlages, au lieu de transporter les veaux dans la brouette je les porte dans mes bras… Ça ne vaut pas une séance de muscu mais c’est déjà ça !”
Ne rêve-t-elle pas d’un peu d’oisiveté parfois ? “Mon emploi du temps me plaît. Je n’ai pas un tempérament à flemmarder.” Ça tombe bien : depuis la mi-mars, elle promène son dossard n°15 en Europe, afin de jouer le Tournoi des Six Nations, reporté au printemps 2021. Selon elle, la France a ses chances “malgré une petite rivalité avec les anglaises, face à qui nous échouons depuis quelques matches…”.
À écouter son parcours, on devine que rugby et monde agricole ont beaucoup en commun. “Les deux portent des valeurs fortes : le travail, la détermination… Et la communication aussi, car c’est un travail d’équipe dans les deux sens. Si sur notre exploitation familiale il n’y a pas de communication, l’organisation est impactée.” Chez les Tremoulière, chacun sa spécialité. À son frère la gestion des 260 hectares de l’exploitation, et à Jessy et son père celle des animaux. “On est autonomes à 100% dans la ration de nos vaches laitières : foin, ensilages d’herbe… Nous faisons beaucoup de luzerne aussi. On stocke nos besoins annuels en céréales pour les animaux, et on vend le surplus en panifiable.”
Si les prix du lait ont récemment été l’un des grands enjeux des négociations commerciales, le Gaec Tremoulière n’a aujourd’hui ” pas trop à se plaindre côté valorisation “. ” Cela fait dix ans qu’on est passés en bio “, relate Jessy Tremoulière. Le fruit d’une réflexion sur la revalorisation de la production de la ferme qui s’est avérée fructueuse. ” Si dans le boulot ou le rugby on ne se remet pas en question, on n’avance pas. On ne peut pas suivre les traces des grands parents sans se poser de questions… C’est un peu ma philosophie. “
L’exploitation propose aussi des caissettes de viande, bio donc, à 18 ou 20 € le kg, pour être accessibles au plus grand nombre. “Je veux aller directement vers le consommateur, et qu’il s’y retrouve. Même si c’est parfois un peu dur de faire sortir les gens de leurs habitudes et des supermarchés.”
Lucie De Gusseme